— Delphine Bedel

Hey Joe! What’s your name?

Catalogue: Exposition personelle Hey Joe! What’s your name?
Le Monde de l’Art, Paris 1994

Photographies
vues de l’installation

Texte de Olivier Rolin

Toute ville, autant qu’un labyrinthe de pierre, est un texte presque infini. Dans chaque rue, pour peu que le passant veuille bien se faire lecteur, il déchifre des articles de loi, des injonctions, des notices historiques inscrites sur des plaques, des publicités où s’épellent les rêves stéréotypes du moment, des mots d’amour ou des obscénités graffités, des nomenclatures professionnelles, etc. Rien que par la fenêtre située devant la table où j’écris ce commentaire de fragments de textes urbains, je découvre, et alors même que ma vue est basse, une “Maison des amis des livres”, des commandements de payer collés sur le bitume, des panneaux circulaires mentionnant, en blanc sur fond bleu et rouge, la possibilité de sortie de voitures à toute heure du jour comme de la nuit, et l’interdiction de stationner qui en découle, les noms de Didier, Marie-Thérèse et Régine, et enfin, peinte au pochoir sur un mur, l’énigmatique interrogation “Rabia est un amour ?” Je sais d’ailleurs que si je me dévissais le cou, j’apercevrais une plaque commémorant la publication par Sylvia Beach, en 1922, de l’Ulysse de Joyce, et une autre signalant l’occupation de mon propre appartement, en des temps révolutionnaires, par Thomas Paine, “Anglais de naissance, Américain d’adoption, Français par décret” : ce qui n’est tout de même pas rien, on en conviendra. Je sais d’autre part que si mon oeil acquérait soudain une acuité vertigineuse, il me permettrait de déchiffrer simultanément, toujours sans quitter ma fenêtre, le mode d’emploi détaillé de plusieurs horodateurs, l’heure qu’ils égrainent en cristaux liquides, de petites affichettes, collées sur les tuyaux de descente des gouttières, proposant des cours de Grec moderne, des séances de culturisme, de méditation transcendantale, d’autres promettant des récompenses pour la découverte d’animaux perdus, dont la description suit, etc. Et je ne parle même pas des titres des livres exposés en vitrine dans la maison de leurs amis, et dont certains, ouverts, laissent lire des pages entières.

Le recensement exhaustif de tous les mots dont l’ensemble disjoint compose l’écriture de ma rue, qui n’est guère longue, formerait un petit volume. C’est une tâche d’épigraphie minutieuse à laquelle un Perec se fût attelé sans renâcler. Qu’on imagine alors la bibliothèque qui serait nécessaire pour enclore tous les mots qu’affiche la ville entière! Dans combien de langues, vivantes ou mortes, combien d’alphabets ou de systèmes idéo-grammatiques se trouvent exprimés combien de passions ou de préoccupations humaines, graves ou futiles, élevées ou triviales, gratuites ou mercantiles, licites ou illicites : du besoin de manger à la célébration de Dieu, de l’interdiction d’uriner à la gorification des grands hommes ! Encore faut-il tenir à l’esprit que le royaume des mots commence dans les profondeurs où s’achève celui des morts, que les caves, couloirs de métro, parkings souterrains, catacombes, et jusqu’aux égouts, portent les lettres là où ne luit jamais la lumière du soleil, dans ces régions où le blanc de la craie se perd dans le noir de la nuit. Il est réconfortant de savoir que les fondations de nos maisons sont plantées dans une ombre lettrée, qu’ainsi cette immense archive qui nous environne et que nous appelons “ville” se confond insensiblement avec les couches géologiques.

Parmi les Villes invisibles d’Italo Calvino, qui portent toutes des prénoms féminins, il en est une, Armille, dont a disparu toute trace de mur, de plafond ou de plancher, où ne subsiste que le réseau délicat des canalisations ramifié contre le ciel, et portant baignoires, lavabos et autres faïences comme des fruits au bout de leurs frêles tiges. Il n’est nullement interdit d’imaginer que Marco Polo décrit encore à Kublaï Khan une autre ville – appelons-la Delphinedont n’apparaîtrait que l’arborescence des parties écrites avec, autour des noms propres, quelques emblèmes donnant à deviner, à la façon des symboles du tarot, le caractère de ceux qui les portent: flamboyants Alain, Hélène et Olympia, neigeuse Anne, Bettina sévèrement vêtue de tôle rivetée, Justine et Laura aux rideaux de fer baissés, tandis que Nicole propose obligeamment son téléphone, Benoît, Daisy, Gloria, Julius, Léon, Sabrina éclatants comme des phares dans la nuit. Et puis Giuseppe, Nguyen et Victoire se dissimulent, guettant peut-être, derrière des persiennes fermées, Domingo a le cuir tanné par les soleils marins, Fernand, Salomé et Paul sont des cabotins, des bateleurs qui aiment les feux de la rampe, Jimmy a la tête dans les nuages, Maxime, Tania et Vanessa font des chichis. Milena et Tony cueillent des fleurs, Romy voit double, Simona a des dessous chics, Marina une jupe verte, les yeux mi-clos, je l’aime bien. Mais ma préférée, c’est tout de même Raffaela: en robe à franges sur son balcon fleuri qui ressemble à un lit, elle invite à monter la rejoindre. Il faudrait vraiment avoir l’air aussi glacial que Félix, Norbert et Yves, pour résister à son invite. Entre ces personnages se composent autant de romans qu’il est loisible de rêver, et qui tous ensemble constituent l’histoire imaginaire de la ville.